« La déontologie des journalistes » et l’imposture : Gérard Grizbec, Monika Ostler-Riess, les héritiers Renault

, par  Annie Lacroix-Riz, Tribune libre
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Le 12 janvier 2012, Gérard Grizbec a, à l’appui du second dossier Renault qu’il a réalisé sur France 2 (Télématin), mobilisé Monika Ostler-Riess dans les conditions exposées par la lettre ouverte que je lui ai adressée le 18 janvier. L’émission, disparue du site de France 2, demeure présente sur celui de Laurent Dingli et divers autres (http://www.louisrenault.com/index.php/films/journaux-televises/586-telematin-12-janvier-2011-presente-par-william-leymergie-reportage-de-gerard-grizbec ; http://www.agoravox.tv/tribune-libre/article/affaire-louis-renault-scandaleuse-33415 ; http://rutube.ru/tracks/5229655.html, etc.).

Monika Ostler-Riess s’y est montrée dithyrambique sur les conditions de consultation d’archives en Allemagne : « en Allemagne on ne cache rien, à mon avis, même pas […] dans les archives des entreprises, je ne crois pas, […] je ne vois pas l’intérêt de cacher […]. Si aujourd’hui, j’appelle un archive en Allemagne, le Bundesarchiv,Militärarchiv [l’équivalent allemand des Archives nationales et des archives militaires de Vincennes, Annie Lacroix-Riz], on me pose la question : “qu’est-ce que vous voulez ?”, je dis ce que je veux, ils me font des photocopies, ils m’envoient ça par poste, ça y est, rien à cacher, on a accès libre ». Elle a en revanche dressé un sombre tableau des conditions de recherche régnant en France : « Aux Archives nationales, dans les années 1995-1996, il y avait une grande sécurité, il y avait deux ou trois postes de sécurité, et puis, j’avais toujours l’impression d’être un petit espion, je n’ai pas beaucoup parlé sur le sujet sur lequel je travaillais, je ne me sentais pas trop à l’aise, ça, oui, on peut le dire ».

L’invitée du « bureau de Berlin » s’est décrédibilisée, non seulement sur les conditions d’accès aux archives allemandes – l’envoi postal sur demande de « ce qu’on veut » relève de la plus haute fantaisie -, mais sur le fonctionnement des archives françaises. Fréquentant assidûment depuis 1970 les AN, depuis la décennie 1990, son Centre d’accueil et de recherche des Archives nationales (CARAN) ouvert en 1988, je puis affirmer que cette « sécurité », certes tatillonne – examen de chaque feuillet éventuellement détenu par le lecteur et ouverture des ordinateurs à la sortie de la salle de consultation d’archives-papiers du 2e étage -, a pour unique but d’empêcher les vols de documents originaux : elle n’a été mise en place qu’après des vols bien réels, dont certains ont été découverts lors de l’exposition de documents anciens dans des salles de ventes internationales. Déclarant - ce qui est faux - que c’est surtout en Allemagne qu’« on a trouvé des archives, [et qu’]on a cherché », Gérard Grizbec nous a présenté « quelqu’un qui est allemand, qui est chercheur », et qui a « travaillé sur Renault, […] sur Renault-Daimler en Allemagne, sur Renault en France ». Il convient de préciser dans quelles conditions ce « chercheur, c’est d’ailleurs une femme », a décidé de « travailler sur Renault », en Allemagne et en France.

Le nom de Monika Ostler Riess, est apparu dans la presse internationale en mai 2011, au lendemain du lancement de l’assignation des héritiers Renault contre l’État, dans un texte unique, maintes fois reproduit. Un article, dont l’International New York Tribune a fourni le modèle les 19-20 mai – « Pour réhabiliter la réputation d’un fondateur de Renault, la famille attaque en justice » (« To Restore Reputation of a Renault Founder, Family Goes to Court » -, a été très largement repris, au mot près, dans la grande presse internationale : « Monika Ostler Riess, une chercheuse allemande qui a consulté les sources françaises et allemandes en faisant de la recherche en vue de la rédaction d’un livre sur l’histoire de Renault sous l’Occupation, a dit qu’elle n’avait trouvé aucune preuve que M. (sic) Renault ait collaboré plus que ses pairs. “Il a juste tenté de sauver ce qu’il avait, ce qu’il avait construit”, a-t-elle dit. S’il avait refusé de coopérer, les Allemands auraient saisi sa société, a-t-elle ajouté » (« Monika Ostler Riess, a German scholar who investigated French and German sources while researching a book on Renault’s history during the occupation, said she had found no evidence that Mr. Renault collaborated any more than his peers. “He just tried to save what he had, what he had built,” she said. The alternative to cooperating with the occupiers was to see the Germans take over his company, she added »). Cet article, très favorable aux plaignants, et dont la matière, vu la place qu’y occupe la « chercheuse allemande », n’a pu être proposée que par ceux-ci-mêmes, figure logiquement sur le site de Laurent Dingli (http://www.louisrenault.com/index.php/revue-de-presse/2007-2011/135-international-herald-tribune-thenew-yorkt-imes-by-davidjolly-a-matthew-saltmarsch-20-may-2011).

Car les liens organiques de Monika Riess (son nom d’origine) avec le couple Renault-Dingli vont très au-delà de la promotion de mai 2011 d’une inconnue. Sa thèse, « Die deutsch-französische industrielle Kollaboration während des Zweiten Weltkrieges am Beispiel der Renault-Werke (1940-1944) » (« La collaboration industrielle franco-allemande pendant la Deuxième Guerre mondiale d’après l’exemple des usines Renault (1940-1944) »), a été soutenue le 31 juillet 2001 devant deux collègues de l’université bavaroise de Passau, Winfried Becker et Bernhard Löffler, spécialistes d’histoire politique et religieuse, surtout bavaroise, qui acceptent aussi quelques sujets de thèses relatifs à l’économique bavaroise (le second a d’ailleurs été nommé professeur en 2011, comme « titulaire de la chaire d’histoire du Land bavarois de [l’université de] Regensburg. » (http://www.uni-regensburg.de/philosophie-kunst-geschichte-gesellschaft/bayerische-landesgeschichte/mitarbeiter/loeffler/index.html). Le choix de deux professeurs à centres d’intérêt surtout bavarois est d’autant plus surprenant que l’Allemagne est riche en historiens économiques, susceptibles de s’intéresser à la collaboration franco-allemande sous l’Occupation ; et que Mme Ostler-Riess, qui certes est et demeure bavaroise – elle réside à Garmisch-Partenkirchen -, n’a pas hésité à quitter sa terre natale pendant au moins trois ans (et non deux). C’est d’ailleurs elle qui a eu l’initiative du sujet Renault, dont elle a fait « accepter [la] proposition » par le professeur Becker (« avant-propos » Vorwort, dont copie PDF ci-joint), p. 7.

Plus curieux encore, Mme Riess, dans son avant-propos, remercie avec une particulière chaleur deux personnalités qui lui ont servi de mentors à Paris. Ces remerciements ouvrent d’ailleurs le paragraphe consacré à ses rudes années parisiennes : « pendant mes travaux de recherche à Paris j’ai fait la connaissance du Dr Laurent Dingli, qui commençait sa recherche sur Renault en même temps que moi et s’est mis à ma disposition comme partenaire de discussion prévenant. Je le remercie, lui et sa femme Hélène, qui m’ont encouragée, malgré les conditions difficiles d’accès aux sources, à poursuivre les travaux de recherche. »

M. Dingli est l’auteur d’un doctorat consacré à l’un des six « fils [et neuf enfants] et homonyme du grand Colbert, Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay », soutenu en 1995 à l’université Paris IV-Sorbonne sous la direction du professeur Jean Meyer, « L’œuvre de Seignelay : Structuration de l’État sous le règne de Louis XIV (1673-1690) » (http://catalogue.crm.paris4.sorbonne.fr), et publié sous le titre Colbert, marquis de Seignelay. Le fils flamboyant, Paris, Perrin, 1997.

Cet historien moderniste s’est converti dès son mariage avec Mme Hélène Renault (1995) à l’histoire contemporaine, plus précisément aux recherches sur Louis Renault. Il est bien entendu permis de passer de l’histoire moderne à la contemporaine – en tout cas hors de la sphère académique, dont les exigences sont rigoureuses en matière de « spécialité » : celle-ci est strictement définie par le choix puis par l’agrément de la thèse (soutenue en histoire ancienne, médiévale, moderne ou contemporaine). Nul ne contestera cependant le caractère familial et non exclusivement scientifique de cette conversion. Et on voit mal comment ce jeune docteur spécialiste du 17e siècle – dont l’ouvrage issu de la thèse a fait en 1999 l’objet d’une recension sévère des chartistes modernistes Thierry Sarmant et Mathieu Stoll (ouvrage « déséquilibr[é] » dans son ordonnancement, « tableau […] inachevé », dépourvu d’« esprit de synthèse » et négligeant des « questions essentielles [, telles que] le travail du roi, la part respective du souverain et de ses conseillers, les distorsions entre intentions affichées, mesures effectives et résultats obtenus réellement », questions « dont l’étude n’est qu’esquissée et qui recèlent encore bien des mystères » : http://www.parutions.com/index.php?pid=1rid=4srid=6ida=909) – a pu, dès 1995-1996, servir de guide méthodologique avisé à la doctorante allemande en histoire contemporaine, en ces années parisiennes si pénibles où elle ne parlait à personne de ses travaux, redoutant de passer pour « un petit espion ». On voit également mal comment ce handicap a pu être surmonté par le seul bref « entretien » méthodologique « d’une heure » que « M. le professeur Fridenson a été assez amical » pour concéder à l’étudiante.

Mieux, qu’est donc venue faire dans un paysage supposé scientifique « la femme Hélène » du moderniste, dont la très reconnaissante Monika Riess a omis de préciser, dans cet avant-propos de 2002, qu’elle était la petite-fille et héritière de Louis Renault ? Pourquoi Hélène Dingli-Renault a-t-elle manifesté tant d’intérêt pour cette jeune Allemande rencontrée par son mari au moment même où ce dernier se convertissait à l’histoire contemporaine ? À quel titre ce couple a-t-il tant tenu à l’« encourager à poursuivre ses recherches », alors même que les Archives nationales, qui la mettaient à la géhenne, la poussaient à l’abandon ?

Et d’ailleurs, cette rencontre franco-allemande a-t-elle eu lieu entièrement par hasard ? Mme Riess, avant de se lancer dans un travail sur les usines Renault de 1940 à 1944 - question qu’elle a traitée entre les p. 155 et 343 de la thèse et arrêtée au 26 août 1943, ce qui lui a permis d’esquiver totalement, entre autres, la question de l’évacuation des usines parisiennes et de la construction des usines souterraines, conduite jusqu’en juillet 1944 -, avait, toujours à Passau, soutenu en 1995, un très petit mémoire de 48 p. Son titre était aussi insolite, dans cette université bavaroise et religieuse, que celui de la thèse appelée à lui succéder : « Fondements constitutionnels, motifs et formes des mesures de nationalisation en France (1944-1948) d’après des exemples choisis » (« Verfassungsmäßige Grundlagen, Motive und Formen der Verstaatlichungsmaßnahmen in Frankreich (1944-1948) an ausgewählten Beispielen »).

Il est obligatoire en Allemagne de faire publier sa thèse, si possible rapidement, mais il est de notoriété publique que l’éditeur Peter Lang, par ailleurs champion des publications « européennes » institutionnelles, exige pour ce faire de gros financements : actuellement plusieurs milliers d’euros, « 4000 » selon les témoignages concordants d’une collègue ayant fait en Allemagne une grande partie de sa carrière de recherche et d’un doctorant allemand, sachant que l’éditeur exige au surplus de l’auteur qu’il assure lui-même à l’ouvrage « beaucoup de publicité », naturellement coûteuse. Ainsi préfinancé, Lang n’exerce aucun « véritable contrôle spécifique de qualité », de l’avis d’un collègue allemand avec lequel j’ai, à Paris 7, fait soutenir des travaux à des jeunes chercheurs allemands. Mme Riess remercie ses « parents d’avoir secondé et financé son doctorat ». Mais qui a financé l’édition de celui-ci ? La question se pose avec d’autant plus de légitimité que l’intéressée a abandonné la carrière de chercheuse dès la soutenance de sa thèse - en plein été 2001, devant le petit jury de ses deux vaillants rapporteurs -, désertion exceptionnelle pour un travail qui avait requis tant d’abnégation.

Mais à Paris, Monika Riess avait amorcé une carrière dont la recherche était absente, et qu’elle évoque par ces mots dans la publicité de son site professionnel (http://www.sprachenpower.de/html/franzosisch___englisch.html) : « Dans le cadre de ses études linguistiques et interculturelles, elle a travaillé en France pendant trois ans » - et non les deux années, « 1995-1996 », mentionnées dans son interview de France 2. « À Paris elle a travaillé non seulement à la section culturelle de l’ambassade d’Allemagne » - fonction honorifique qui suppose de hautes protections ou recommandations intérieures allemandes – « mais aussi dans une filiale de la société anonyme Bertelsmann » : le groupe Prisma Presse ou une autre des filiales de cet empire de presse ? Elle ne mentionne même pas dans son site son cursus en histoire comme élément de son expérience professionnelle : de la part d’un docteur en histoire, tant allemand que français, c’est une omission exceptionnelle.

Elle aurait donc, en 1995-1996, préparé cette thèse dont elle aurait, par hasard, discuté avec le couple Dingli ? Monika Ostler-Riess, si sévère sur France 2 pour les Archives nationales, omet, sur son site, de présenter avec précision à ses clients bavarois de Garmisch-Partenkirchen le second de ses deux employeurs à Paris « pendant trois ans » : le groupe de presse Bertelsmann, au lourd passé nazi (Olaf Simons, « Bertelsmann sous le Troisième Reich », in Agnès Callu, Patrick Eveno et Hervé Joly, dir., Culture et médias sous l’Occupation. Des entreprises dans la France de Vichy, http://afhe.ehess.fr/document.php?id=1410). La direction de la filiale du groupe en France, Prisma Presse, propriétaire entre autres de Géo Histoire, s’est illustrée en septembre 2011 en censurant de ce magazine un article, « bon à tirer », consacré à la collaboration économique (Renault compris) : ce texte, intitulé « Quand guerre rimait avec affaires », devait y illustrer la collaboration économique dans un n° spécial consacré à la France sous l’Occupation : il en a été évincé in extremis, dans le silence assourdissant de la grande presse financée par la publicité : Le Monde a évoqué le 27 septembre cette censure stricto sensu qu’avaient exposée en détail Mediapart, le 13 septembre, et Le Canard enchaîné, les 14 et 21 septembre (« Vice de pub à Géo Histoire »). France 2, qui a laissé Mme Ostler-Riess se porter garante, sans réplique, qu’on n’avait « rien à cacher », en Allemagne, des archives en général, de celles des entreprises en particulier, a-t-il révélé ce dossier aux téléspectateurs ?

Monika Ostler-Riess, employée « à Paris » de l’ambassade d’Allemagne et de Bertelsmann, et tuteurée par le couple Dingli-Renault qui a tant « encouragé » une activité d’historienne évaporée dès soutenance de thèse, a abandonné l’histoire. Son doctorat d’histoire est absent du descriptif de son cursus de formation : selon ses propres termes, « son expérience professionnelle en Allemagne consiste en activités dans les domaines des media, de la vente, du marketing et des relations publiques » (« Tätigkeiten in den Bereichen Medien, Vertrieb, Marketing und Public Relations in den Bereichen Medien, Vertrieb, Marketing und Public Relations »). Elle s’est associée, depuis la mi-2003, avec Daniela Widenhorn, professeur de sport et de latin d’une institution secondaire religieuse de Garmisch-Partenkirchen, Saint-Irmengard, pour fonder “SPRACHENPOWER” ». Mme Ostler-Riess s’y occupe de soutien post-scolaire aux élèves et de cours individuels de langue pour adultes en français et en anglais ; et organise des « tests de compétence pour les choix professionnels en coopération avec le Geva Institut de Munich », centre également lucratif qui a pour devise : « l’humain renforce l’entreprise » (http://www.geva-institut.de/). Daniela Widenhorn, son associée, assure les mêmes types de soutien pour élèves et adultes en latin et allemand (http://www.sprachenpower.de/html/latein___deutsch.html). Mme Ostler-Riess est donc coassociée d’une entreprise lucrative de remise à niveau linguistique (« français, anglais, latin, allemand ») pour enfants privilégiés des établissements privés bavarois.

On comprend aisément, la discrétion de l’intéressée, que M. Grizbec considère, avec le couple Dingli, tuteur de Mme Ostler-Riess, comme « un chercheur » incarnant la légendaire qualité allemande en la matière, sur cette brève étape de sa vie. La thèse, dépourvue d’index, se caractérise par l’abondance de sa documentation de seconde main (elle ne comporte aucune source française sur la « collaboration d’État » de Vichy qui aurait contraint les entreprises françaises à céder à l’occupant), et par sa compilation de travaux imprimés (la biographie de Laurent Dingli comprise). Elle se signale, consécutivement, par l’extrême pauvreté des sources stricto sensu : leur présentation occupe deux pages, p. 369-370 (copie jointe), sans aucune précision sur les volumes consultés ! – façon de faire inacceptable même pour un M1 ou un M2 -, pauvreté confirmée par les notes infra-paginales (issues de sources que je pratique couramment et qui ont été survolées). Le thème annoncé n’est que très partiellement traité : l’étude s’arrête en 1942 ou 1943 pour la partie française ; les archives de Daimler-Benz se bornent à quelques fonds de 1940-1942 (1940-41 surtout), du Dr Wilhelm Kissel, mort en (juillet) 1942). Ce travail disqualifie son auteur pour toute comparaison entre les entreprises automobiles françaises : il n’étudie, et de façon très partielle, que Renault, alors que M. Grizbec affirme que Mme Ostler-Riess a comparé les livraisons respectives de trois fournisseurs automobiles français.

C’est cette thèse bâclée qui a inspiré à Gérard Grizbec l’avis que « c’était Daimler, la grande entreprise d’automobile, qui gérait en réalité, qui surveillait Renault, pour être sûr que les commandes allemandes étaient bien acquises, étaient bien livrées. Eh bien, on s’aperçoit qu’en réalité Renault a résisté, Renault a traîné des pieds pour livrer, et on s’aperçoit surtout que finalement Renault n’a pas livré plus que Peugeot-Citroën (sic) alors que pour tout le monde Peugeot-Citroën (sic) ont vraiment résisté aux demandes allemandes. Donc forcément ça change un peu notre vision, c’est d’ailleurs pour ça que les petits-enfants maintenant réclament cette réhabilitation. » Par souci de respecter les nouveaux apports scientifiques, précisément fournis par les travaux de Monika Riess et de Laurent Dingli, sans doute ? « Et c’est vrai qu’avec le recul, on se dit que finalement Renault a servi de bouc émissaire. Il est mort juste après son jugement fin 44 » - erreur que devrait signaler M. Dingli sur son site, puisque Renault est mort avant sa traduction en jugement, et que ce non-jugement constitue l’un des fondements juridiques de l’assignation des plaignants –, « c’était facile de montrer le coupable, puisqu’on a cherché des coupables après la guerre […] on en trouvait un, et puis, tout le monde était content, le Parti communiste avait le symbole du patronat, de Gaulle permettait de tourner la page en condamnant, donc, publiquement Renault. Mais évidemment, aujourd’hui, ce sont les historiens, qui parlent ».

Mme Ostler-Riess ne saurait en parler avec compétence puisqu’elle n’a pas tiré profit des privilèges que lui ont octroyés les Archives nationales. Elle a notamment obtenu dérogation particulière pour consulter les fonds 3 W de la Haute Cour de Justice relatifs à Lehideux et au comité d’organisation de l’industrie automobile, mais elle se borne à quelques rares références à ce fonds, soit choisies après la Libération (auditions ou rapports sur les années d’Occupation postérieurs à la Libération), soit, quand elles sont extraites de correspondance 1940-1944, tronquées au point de perdre leur sens originel. De cette dérogation, exceptionnelle à pareille date, Lehideux vivant encore en 1995-1996, elle n’a pratiquement rien tiré : ce fonds 3 W, 217-234, qu’elle présente comme simple « 3 W » (cote comportant 360 volumes), microfilmé depuis 1999, et gigantesque (je l’ai dépouillé pendant un an d’octobre 2010 à octobre 2011), est surtout constitué de documents de 1940-1944 : or, il confirme le rôle majeur de Renault dans l’économie de guerre allemande et son statut privilégié – sanctionné notamment par le droit à des « bénéfices exceptionnels » de 12% -, que j’ai démontré dans une série de documents adressés à la presse le 23 décembre 2011. Mme Riess a puisé ses calculs de productions-livraisons de Renault et des autres constructeurs à un rapport unique, très incomplet et indulgent, rapport de l’expert comptable Caujolle postérieur à la Libération ; ses chiffrages ne sont jamais compilés à partir de documents 1940-1944. Une telle source, à la fois unique et a posteriori, constitue dans une thèse un scandale méthodologique.

Il est ici surtout question que des conditions dans lesquelles M. Grizbec a choisi d’inviter une non-chercheuse en la présentant comme une éminente chercheuse. Inconnue, et pour cause, des milieux universitaires et scientifiques, elle est organiquement liée au couple Dingli-Renault, qui l’a « lancée » en mai 2011 après avoir assidûment « encouragé », de 1995 à 2002, la venue au jour d’une thèse allemande utile. Cette thèse de 2001 a servi, dans la prestation du 12 janvier 2012, comme en mai 2011, de garantie « made in Germany » à la campagne de « réhabilitation » de Louis Renault par ses petits-enfants. Qui a bien pu inspirer à M. Grizbec cette nouvelle invitation adressée, comme en mars 2011, aux seuls héritiers Renault ? Il est improbable que l’initiative n’en appartienne qu’au « bureau de Berlin » : Mme Ostler-Riess, qui n’est ni enseignante ni chercheuse, ne figure sur aucune liste académique allemande.

M. Grizbec, « grand reporter, […] rattaché au service de politique étrangère » de France 2, qui « travaille particulièrement sur les problèmes de défense », a curieusement appliqué la méthode de reportage qu’il prescrit dans le cadre du séminaire annuel de « deux semaines » qu’il assure « à l’IFP (Institut de formation de la presse), qui dépend donc de l’université d’Assas » : « il faut toujours trouver une illustration d’un événement, il faut toujours pouvoir raconter une histoire, toujours essayer de prendre le téléspectateur par la main pour, à travers cette histoire, pouvoir lui montrer l’événement du jour » (http://www.youtube.com/watch?v=ADTGCVYzxOg). Mais explique-t-il aux élèves journalistes qu’« il faut toujours raconter une histoire, toujours essayer de prendre le téléspectateur par la main pour » le fourvoyer ?

M. Grizbec a énoncé deux affirmations fausses : 1° en prétendant que « c’est en Allemagne » - et pas en France – « qu’on ouvre les archives », alors qu’ « en France, on a toujours l’impression qu’on veut cacher quelque chose », et donc qu’on ne « cherche pas », ou pas depuis longtemps : sur la collaboration économique, mes propres travaux, dont, pour les tronquer ou en déformer le sens, Laurent Dingli fait une rubrique de son site (« Réponse à Annie Lacroix-Riz »), démontrent le contraire, et je consulte des fonds économiques d’Occupation depuis 1983 ; 2° en présentant une non-chercheuse allemande comme « chercheur […] allemand », alors même que l’Allemagne abonde en grands chercheurs. S’assignant en 2002 la mission « de défendre la déontologie des journalistes », il viole désormais celle-ci, et dupe les téléspectateurs dans des conditions qui portent gravement atteinte à la réputation du service public de télévision.

Cette imposture amène une autre question : quelle(s) motivation(s) pousse(nt) M. Grizbec à restreindre « l’information » dispensée par France 2 sur le dossier Renault aux seuls éléments que lui communiquent les plaignants Renault en guerre contre l’État et le contribuable français ? Gérard Grizbec a admis que, même en France, « ce sont les historiens, maintenant, qui parlent ». Pourquoi maintient-il le bâillon sur les découvertes françaises, tandis qu’il grime en « chercheuse allemande » une personne vivant de soutien post-scolaire lucratif, en langues, pour élèves de l’enseignement privé catholique bavarois ? Pourquoi n’expose-t-il pas clairement la nature des liens de longue date, vieux de dix-sept ans au moins, avérés entre Monika (Ostler-)Riess et les héritiers Renault ?

Annie LACROIX-RIZ
Professeur émérite d’histoire contemporaine
Université Paris 7-Denis Diderot
http://www.historiographie.info/

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